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Le Lac des Cygnes

© Agathe Poupeney

Chorégraphie Radhouane El Meddeb – Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski – Pièce pour 32 danseurs, Ballet de l’Opéra national du Rhin, Compagnie de Soi – Orchestre Philharmonique de Strasbourg, à Chaillot/Théâtre national de la Danse – en collaboration avec le Printemps de la danse arabe.

Reprenant le scénario de l’intemporel Lac des Cygnes, évocation purement romantique liée à la danse classique pendant de nombreuses années, il est intéressant de réentendre le conte pour en comprendre les adaptations : Venant de fêter sa majorité, le jeune prince Siegfried se voit contraint par sa mère de se choisir une épouse au cours d’un grand bal qu’elle organise. Mécontent, il erre la nuit dans la forêt et admire une passée de cygnes qu’il croise. Il s’apprête à tirer sur l’un d’eux mais apparaît devant lui, comme par magie, une belle jeune femme couverte de plumes blanches. Le coup de foudre est réciproque et Odette lui raconte l’histoire du sorcier von Rothbart qui lui a jeté un sort, la transformant en cygne le jour et lui permettant de redevenir femme la nuit. Le lac est fait des larmes de ses parents, morts au même moment. Siegfried, fou amoureux voudrait récupérer la belle et élucubre des plans. Le jour du bal, se présentent le sorcier et sa fille Odile, tous deux métamorphosés. Odile est le sosie d’Odette et Siegfried tombe dans le piège, promettant à celle qu’il prend pour son aimée, des noces prochaines. Au moment de la célébration apparaît Odette en majesté. Devant sa terrible erreur, Siegfried court vers le lac des cygnes. Plusieurs versions clôturent dans un climat de pur romantisme, douleur et mort à la clé.

Noureev fut la figure phare du Prince, il avait monté le ballet en 1984 à l’Opéra de Paris. Il expliquait sa vision du ballet en ces termes : « Le lac des cygnes est pour moi une longue rêverie du prince Siegfried… Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d’infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère…  C’est lui qui, pour échapper au destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du lac, cet « ailleurs » auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l’interdit qu’il représente. Le cygne blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »

Une toute autre vision, non moins romantique et d’une grande beauté est proposée aujourd’hui, celle de Radhouane El Meddeb qui créé ce Lac des Cygnes avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin dirigé par Bruno Bouché. Il déconstruit le mythe et les actes tels qu’écrits, y ajoute l’humour et la liberté, tout en rappelant la tradition : derrière un voile, un lustre imposant tombe en fond de scène côté jardin et un tutu géant est suspendu côté cour. Des portants de chaque côté du plateau sur lesquels sont accrochés des tutus blancs, font aussi référence au ballet classique et à ses conventions (scénographie de Annie Tolleter). Les trente-deux danseurs sont quasiment présents sur scène pendant tout le ballet. « Je fais du Lac un réservoir d’espoir, un lieu de renouvellement contre la perte et l’oubli » dit le chorégraphe. Les costumes (de Celestina Agostino) sont sublimes et parlent aussi de tradition par la noblesse des tissus, les broderies et dentelles, ils sont en même temps d’une grande invention et contemporanéité, donnant une impression de fragilité et d’unité dans leur diversité.

En s’attaquant à ce monument, Radhouane El Meddeb, homme de théâtre avant d’être chorégraphe, travaillant entre la Tunisie et la France, en fait une lecture fine et pertinente qui l’éclaire, dans une interprétation personnelle et singulière. Il s’approprie le mythe et parle d’altérité. Ici pas de solistes, tous les danseurs sont à un moment le prince, et les danseuses Odette, les protagonistes se démultiplient. Même si la dramaturgie ne privilégie pas la relation entre Odette et le Prince, on remarque le charisme de Riku Ota, prince du début avant de redevenir cygne et le magnétisme de Céline Nuningé en Odette. La question du genre est aussi posée par le chorégraphe se donnant toute liberté d’inverser le féminin et le masculin. Ainsi les solos et variations se répartissent entre les danseurs et danseuses, dont l’excellence est à saluer.

Dans sa réinterprétation chorégraphique du Lac des cygnes, Radhouane El Meddeb croise l’imaginaire et invite la grâce de manière hybride et loufoque, dépouillée et harmonieuse. Le symbolique y est en action dans un mouvement de balancier entre forme classique et liberté d’invention. Ainsi, le geste, individuel d’abord, puis collectif, de délacer les chaussons et les pointes, et de les jeter dans un coin du plateau, peut être compris comme un clin d’œil à l’abandon du langage académique. Ainsi le dernier tableau comme un retour au mythe, par la mort de Siegfried après la disparition de sa bien-aimée, le cygne blanc.

Les lumières d’Éric Wurtz irisent le délicat rideau de fond. Une grande expressivité et une puissante Intensité émotionnelle habitent le spectacle.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2019

Avec les danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin : Monica Barbotte, Érika Bouvard, Susie Buisson, Marin Delavaud, Pierre Doncq, Ana-Karina Enriquez-Gonzalez, Hector Ferrer, Brett Fukuda, Eureka Fukuoka, Thomas Hinterberger, Misako Kato, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Renjie Ma, Stéphanie Madec-Van Hoorde, Francesca Masutti, Céline Nunigé, Riku Ota, Alice Pernão, Maria-Sara Richter, Marwik Schmitt, Wendy Tadrous, Alexandre Van Hoorde, Hénoc Waysenson, Dongting Xing. Scénographie Annie Tolleter – lumières Eric Wurtz – costumes Celestina Agostino – direction artistique Bruno Bouché – maîtres de ballet Claude Agrafeil, Adrien Boissinnet – direction technique Jérôme Duvauchelle – régie générale Boyd Lau – pianiste Maxime Georges – machinerie Jérôme Neff – régie lumières Aymeric-Cottereau – accessoires Régis Mayot – habillement Kali Fortin – régie son David Schweitzer.

Du 27 au 30 mars 2019, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, Place du Trocadéro, 75016 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Je passe

© Sameh Salameh

Performance – conception et mise en scène Judith Depaule, d’après les récits d’artistes de l’atelier des artistes en exil réalisation vidéo  Samer Salameh – à l’Institut du Monde Arabe.

Sept cercles de chaises délimitent des espaces d’intimité où le public, en arrivant, se répartit. Quand le spectacle commence, du fond de la salle sept actrices et acteurs se regroupent. Un à un ils prennent place, chacun dans un cercle. Ils ont dans les mains une tablette et un discret haut-parleur et circuleront de groupe en groupe selon un code commun à tous, comme une chorégraphie, ou un rituel de passage. Ils s’assiéront parmi les spectateurs, entrant dans le cercle, allumeront leur tablette. Un portrait s’affichera d’un artiste en exil qui fera face au public, pendant que l’acteur raconte. A la fin de la séquence – et toutes les séquences se terminent en même temps, d’un bout de la salle à l’autre – on verra l’artiste à l’œuvre, dans sa discipline : chant, musique, dessin, peinture, écriture etc.

Dans la diversité des récits et des géographies, chaque spectateur rencontre sept visages, sept itinéraires de vie, sur l’avant de l’exil, le pourquoi, le comment de leur arrivée en Europe : Je suis né(e) en/ année de naissance… nom du pays… Elle/il parle de sa formation, de sa profession, de sa famille, puis de la guerre, de la prison et de la torture, de la peur.

Le premier récit de vie qu’il m’est donné d’entendre vient de Syrie. C’est une jeune femme, artiste formée à l’école des Beaux-Arts de Damas qui se raconte et parle de cet état de peur, permanent, qui anéantit. « J’ai participé aux manifestations mais je ne voulais pas faire la guerre. Je suis partie pour la France » dit-elle pudiquement.

Née en Iran, la seconde a étudié la peinture mais « en tant qu’artiste on ne peut pas se montrer » il faut se cacher. Mariée à un étranger dont le contrat n’a pas été renouvelé, elle a subi pressions, interrogatoires et perquisitions, toute activité liée à l’étranger étant jugée suspecte. « Sentir l’exil c’est ne plus voir ta famille » c’est les parents qui disparaissent sans que l’on puisse ni les revoir ni les accompagner. A l’arrivée le dépaysement est garanti « autour de soi tout est nouveau. » Cette artiste chante l’exil tandis que sa peinture apparaît sur l’écran.

Réfugié politique, le troisième visage vient de Kinshasa. Opposant au régime il parle des manifestations et de la répression, des menaces, de la prison, des tortures, des évasions. Par l’aide de réseaux plus ou moins mafieux il réussit à quitter le pays. Arrivé à Roissy le passeur le largue comme un paquet et sans papiers, dans l’anonymat de l’aéroport, sa langue – le lingala – pour seul bagage. On le voit sculpter la terre – un prisonnier assis au sol, mains dans le dos – son travail témoigne de sa vie.

Le quatrième témoignage vient du Soudan et des changements géographiques imposés par la situation. L’homme, alors enfant, a suivi sa famille entre le Tchad puis la Libye. Il parle des printemps arabes où les cartes se sont rebattues dans la confusion générale. Il évoque le fait d’être noir en Libye, un handicap de plus. Son père et son frère sont tués sous les bombes lâchées sur la maison, dans un quartier décimé. Il parle de sa vie cachée, pour déjouer le pire, évoque les exactions dont il fut témoin : décapitation, vente d’hommes et de femmes, viols. Il parle de la nécessité de partir et des destins qui se brisent par centaines dans ce qu’il nomme le cimetière bleu. Là-bas il était traducteur.

La cinquième est une femme afghane arrivée en France il y a deux ans et demi. De son pays elle garde la misogynie généralisée dans les transports, la rue et partout, le harcèlement sexuel à l’entrée de l’Université. Elle parle de petite enfance sinistrée, violée, des mariages forcés, du manque d’éducation. Elle est designer et crée des costumes. On la voit, pinceau à la main, dessiner la mode avec une grande finesse.

La sixième histoire de vie est celle d’un homme né au nord Soudan. Il est écrivain. Quitter son pays n’était pas sa volonté. Il accuse son gouvernement d’avoir bâillonné le peuple pour mieux l’exterminer. Il parle des quatre cents langues de son pays et de l’écrit remontant à plus de cinq mille ans. Il parle de prison, de torture, de sa vie là-bas qui le condamna à mort après la destruction de sa maison et du journal qu’il avait créé. Il raconte sa fuite, les faux-papiers et son changement d’identité, les trahisons, les risques, le soutien des organisations humanitaires. Il parle de l’asile politique et du Haut-Commissariat aux réfugiés. Il parle de la peur. Dans sa djellaba blanche et coiffé d’un turban, il est conteur-chanteur.

Le septième parcours de vie nous mène en Azerbaïjan où Azeris et Iraniens se mélangent, où vivre sa sexualité est impossible et oblige à ne pas être soi, à dissimuler. Chez les Azeris porter une boucle d’oreille vaut aveu d’homosexualité. Pour exister, « tu dois tout le temps faire l’acteur. » Menaces à la famille. Peurs permanentes. Assignation à résidence. Coups. Absence de preuves. Obligation de partir. Il raconte son voyage dans les cales des bateaux et son tour d’Europe non choisi. Il écrit pour nous Politic/Poétic. Refused/Réfugié Refusé. Autour de ses mots, quelques enluminures.

Pour le spectateur le parcours est rude mais salutaire et le concept élaboré par Judith Depaule –  d’envoyer ces bouteilles à la mer – fonctionne magnifiquement et sobrement, avec ses acteurs-conteurs. Ensemble ils recréent de la dignité en donnant des visages à l’exil. Fondatrice de la compagnie Mabel Octobre en 2001 après de nombreuses collaborations artistiques, Judith Depaule avance sur des sentiers où elle s’engage personnellement. Elle crée le plus souvent ses propres textes à partir d’une base de recherche documentaire qu’elle croise avec le multimédia, anime des ateliers-spectacles avec les détenus, les primo-arrivants en France, le milieu scolaire et universitaire, les amateurs.

Cette performance, qui nous plonge dans les drames d’aujourd’hui et les espoirs de nouvelles vies, sera suivie d’autres rencontres, en avril, juin et octobre.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2019

Avec : Mathilde Bigan – Raphaël Bocobza – Fernand Catry – Anouk Darne-Tanguille – Nino Djerbir – Pauline D’Ozenay – Nicolas Gachet – Mouradi M’Chinda – Morgane Peters – Nathan Roumenov – Tamara Saade – Angelica Kiyomi Tisseyre Sekine – Frederico Semedo Rocha ou Pablo Jupin – Clémentine Vignais. Réalisation vidéo : Samer Salameh – Production Mabel Octobre et l’atelier des Artistes en exil, avec le soutien du FIJAD.

Le 10 mars 2019 –  Salle du Haut Conseil, Institut du Monde Arabe – Atelier des Artistes en exil, 102 rue des Poissonniers, 75018 Paris. Tél. : +33 1 53 41 65 96 – courriel : contact@aa-e.org – Prochain rendez-vous, le 1er avril à 20h au Collège des Bernardins, Je passe 1&2 – 20 rue de Poissy.  75005 Paris – métro : Maubert-Mutualité.